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Le blogue de Jacques Gauthier

L'amour de Dieu avec saint Bernard

L’ordre de Citeaux voit le jour en réaction au faste de l’abbaye de Cluny, dans le désir de revenir à la pureté de la Règle de saint Benoît. Bernard de Clairvaux (1090–1153) en est l’illustre figure. Sa doctrine, comme ses actes, reflète les inspirations d'une nature mystique et contemplative, prompte à s'irriter contre tout ce qui peut éloigner de Dieu. Celui qui a donné le véritable envol à l’ordre cistercien ne dissocie jamais le discours de l’expérience, la théologie de la spiritualité. L’Europe sera tapissée de monastères cisterciens.

Ce fin lettré a une plume alerte qui suit le mouvement de son cœur aimanté au Christ et à Marie, sa Dame. Il se livre à une connaissance amoureuse de Dieu, qu’il traduit dans une prose superbe. Le traité de l’amour de Dieu et ses Sermons sur le Cantique des Cantiques demeurent des œuvres d’une grande beauté littéraire et d’une profondeur spirituelle où transparaît son désir d’aimer Dieu. « La raison d’aimer Dieu, c’est Dieu même; la mesure de l’aimer, c’est de l’aimer sans mesure ».

Saint Bernard 2

Traité de l'amour de Dieu

Avant saint Bernard, il n’y avait pas eu de traité spécifiquement consacré à l’amour de Dieu. C’est peut-être pour cette raison qu’Aimeric, cardinal-diacre et chancelier de l’Église romaine, lui demanda d’écrire sur ce thème central de la foi. La première rédaction du Traité de l’amour de Dieu remonte aux années 1124-1125. Le texte a ensuite été remanié entre 1132 et 1135 pour être offert à Aimeric. Recopié très souvent au moyen âge, on retrouve aujourd’hui 60 manuscrits anciens de cette œuvre originale où l’abbé de Clairvaux décrit le chemin menant à l’amour de Dieu. Il avait déjà publié auparavant les quatre homélies de À la louange de la Vierge Mère, l’Apologie, le traité sur les Degrés de l’humilité et de l’orgueil et celui sur La grâce et le libre arbitre, publié vers 1128.

Dans sa préface du Traité de l’amour de Dieu, Bernard s’approprie une phrase de saint Paul qui révèle l’option fondamentale de sa vie : « vivre pour le Seigneur et  mourir dans le Seigneur » (Rm 14, 8). Il a découvert progressivement l’amour de Dieu et il veut montrer à tous les moines et chercheurs de Dieu comment y arriver. Mais pourquoi l’homme doit-il aimer Dieu ? Sa réponse est simple : « Il nous a aimés le premier ».

Dieu nous aime « sans pourquoi », mais son amour provoque le nôtre et attend notre réponse de foi. Il exige une réciprocité amoureuse dans une grande pureté d’intention. Notre dette envers lui est immense. Elle n’est pas une obligation morale, elle est de l’ordre de l’amour qui donne et reçoit, dépourvu de tout retour sur soi. Bernard constate que Dieu est lui-même notre récompense et lui seul peut combler le désir du cœur. Son propos se change alors en prière qui est le langage de l’amour, du cœur à cœur attentif au mystère :

« Mon Dieu, mon secours, je t’aimerai pour le don que tu me fais, et à ma mesure, bien au-dessous de ce que je dois, mais non pas certes au-dessous de ce que je peux. Bien que je ne puisse donner autant que je dois, je ne saurais aller au-delà de ce que je peux. Je pourrai davantage quand tu voudras bien me donner plus, jamais cependant autant que tu en es digne.»

Cette « mystique nuptiale », qui permet de recevoir Dieu dans la réciprocité d’un amour mutuel, diffère de ce qu’on a appelé la « mystique de l’essence », qui consiste à sortir du monde par l’ascèse pour se joindre à l’Être divin. Saint Bernard montre que l’être humain est par nature capable de s’unir à Dieu. Le moyen privilégié pour y parvenir est l’amour, ce qui implique une connaissance et un amour de soi-même et de Dieu. Pour Bernard, l’amour est un sentiment naturel qui vient de Dieu. Notre nature aspire à l’amour, c’est une nécessité, mais par la grâce, nous sommes introduits au règne de la liberté des enfants de Dieu.

Les degrés de l'amour

Dans la deuxième partie de son traité, Bernard développe quatre degrés de l’amour : l’homme s’aime pour lui-même, il aime Dieu pour soi, il aime Dieu pour Dieu, il s’aime pour Dieu. Plusieurs ont reproché au saint moine de considérer l’amour naturel, charnel, comme un premier degré de l’amour. En préscolastique, il ne fait pas de distinction métaphysique entre nature et grâce, création et rédemption. Il prend le mot « nature » dans son sens concret et historique, lié à l’expérience psychologique et spirituelle de chaque personne. La grâce est incluse dans la nature et l’aide à s’épanouir pleinement. La nature n’exclut donc pas l’amour surnaturel si elle est bien ordonnée. Cette vision optimiste de Bernard considère la création comme quelque chose de bon qui est déjà sous l’emprise de la grâce parce qu’elle est un fruit de l’amour divin. L’Esprit Saint, « baiser du Père et du Fils », écrira-t-il au sermon 8 de son commentaire du Cantique des Cantiques, entraîne l’esprit humain dans cette nouvelle création d’amour avec la Trinité.

Si l’amour de soi est un point de départ, c’est parce qu’il s’accroît et s’étend jusqu’au prochain. L’amour se socialise en communauté et devient miséricorde des faiblesses des autres. En aimant en dehors de soi, l’homme commence à aimer Dieu pour soi. Il ressent un bien-être, une douceur, une plus grande liberté, jusqu’à aimer Dieu pour Dieu. Dans ce troisième degré, l’amour est plus désintéressé parce que goûté de l’intérieur. Dieu se rend aimable et visible dans le Christ pour gagner notre cœur de chair. L’amant se convertit en ne recherchant pas son avantage, mais celui du Christ. Il s’abandonne à la volonté de celui qui est devenu le Bien-Aimé, l’Époux, le Verbe. L'amour remonte jusqu'à son principe, redresse l’homme vers son objet naturel, Dieu. D'égoïste qu'il était, l'amour est devenu communion au prochain, liberté en Dieu, même s’il ne jouit pas encore pleinement ici-bas de la jouissance divine.

C’est par une grâce exceptionnelle que l’homme monte au quatrième degré où il s’aime pour Dieu. C'est un avant-goût de la vie éternelle, le présage de la rencontre définitive avec le Bien-Aimé. Dans cette absorption de tout l’être par la grâce, l'homme atteint la réalisation de son être spirituel pour Dieu. Expérimenter cette union d'esprit, c'est être déifié, rappelle saint Bernard. Il décrit cette déification en empruntant les images de Maxime le Confesseur : la goutte d’eau diluée dans le vin, le fer plongé dans le feu et l’air inondé de lumière. La déification n’est pas l’annulation de l’homme en Dieu, mais sa transformation. L’union amoureuse de l’âme avec son Créateur sacrifie tout attachement à ce qui n’est pas lui.

À la fin de son traité, Bernard ajoute sa Lettre aux Frères de Chartreuse où il distingue trois manières d’aimer par rapport à Dieu : l’amour craintif de l’esclave, l’amour servile du mercenaire, l’amour libre du fils. Il décrit d’une manière concrète et subjective l’amour débutant, progressant et parfait. Comme dans les quatre degrés, il décrit le même progrès de l’amour dans la personne aimante qui ne désire vivre que pour Dieu. « Quand, par la grâce de Dieu, ce but sera pleinement atteint, on aimera le corps et tous ses biens sans exception, uniquement pour l’âme : l’âme pour Dieu ; et Dieu pour lui-même.»

Je vous laisse sur cet extrait du sermon 83 sur le Cantique des Cantiques où Bernard chante l’amour qui se suffit  par lui-même, parce qu'il est son propre mérite et sa propre récompense.

«L’amour ne se veut pas d’autre cause, pas d’autre fruit que lui-même. Son vrai fruit, c’est d’être. J’aime parce que j’aime. J’aime pour aimer. C’est une grande chose que l’amour, si du moins il remonte à son principe, retourne à son origine et s’en revient toujours puiser à sa propre source les eaux dont il fait son courant. De tous les mouvements de l’âme, de ses sentiments et de ses affections, l’amour est le seul qui permette à la créature de répondre à son créateur, sinon d’égal à égal, du moins de semblable à semblable […] Lorsque Dieu aime, il ne veut rien d’autre que d’être aimé, car il n’aime que pour qu’on l’aime, sachant que ceux qui l’aimeront accèderont par là même à la béatitude […] L’Époux qui est Amour ne demande qu’amour réciproque et fidélité. Qu’il soit donc permis à l’Épouse d’aimer en retour.»

Cet article est tiré de mon livre Saint Bernard de Clairvaux (Le Figaro/Presses de la Renaissance).

Lire également ce billet du blogue: 20 août. Saint Bernard

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dimanche 19 mai 2024

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