Skip to main content

Le Livre jamais lu

Texte paru dans Nuit Blanche, no 112, 2008, p. 42-44.

La Détresse et l’Enchantement

Le 5 mai 1999, j’étais invité par les éditions du Noroît à lire quelques poèmes de L’empreinte d’un visage à la librairie Olivieri de Montréal. À l’époque, on payait en livres. Un moyen comme un autre de faire perdre quelques kilos aux auteurs. J’avais droit à un bon du trésor littéraire de 100$, négociable à la librairie. Je demandai les Œuvres romanesques de Georges Bernanos, dans l’édition d’Albert Béguin de La Pléiade. Celui qui avait écrit que « la foi, c'est 24 heures de doute moins une minute d'espérance», me faisait signe. Mais le gros bouquin de près de 2000 pages ne se trouvait pas sur l’étagère réservée à ces ouvrages de luxe. Rendez-vous manqué, ou l’espoir de le lire plus tard ? J’en profitai pour me procurer quelques livres d’écrivains d’ici, dont La Détresse et l’Enchantement de Gabrielle Roy, en Boréal compact. 

Acheter une œuvre littéraire, c’est partir à la découverte d’un monde. L’objet de désir vient à notre rencontre et une alliance se noue, sans trop savoir quel jour, ou quelle nuit, la consommation aura lieu. « Oui, je le veux ce livre, après on verra ». On l’apporte chez soi, le dépose à côté d’autres complices, puis on l’oublie. Les années passent, et l’on y pense de temps en temps. Jusqu’au jour où, en cherchant un recueil de poèmes, on le revoit dans la bibliothèque. On le change de place pour ne pas le manquer. L’appétit reste intact : « Faudrait bien le lire ce livre, la semaine prochaine, peut-être ». Et l’on relit le topo au verso : « Œuvre de mémoire et de (re)création, La Détresse et l’Enchantement est un des ouvrages les plus originaux et les plus attachants de la littérature québécoise et canadienne moderne ». De quoi exaspérer le désir.

Je n’ai pas encore lu ce « chef-d’œuvre » et pourtant il me visite depuis sa parution. D’abord, ce fut l’importante promotion médiatique à l’automne 1984. Cette date me renvoie au célèbre roman d’anticipation de George Orwell, que j’avais lu dans ma première année de cégep, avec Le meilleur des mondes d’Huxley. C’était à la mode. Je me souviens de Big Brother et du nihilisme érigé en système. Plutôt la détresse comme ambiance, ou la nausée, pour reprendre le titre d’un autre livre qu’il fallait lire. Quel changement d’azur quand je lirai plus tard L’Annonce faite à Marie de Claudel et De la 25e heure à l’heure éternelle de Gheorghiu !

Donc, François Ricard s’enthousiasmait sur toutes les tribunes, et avec raison, me semblait-il. Gabrielle Roy lui avait confié le manuscrit de son autobiographie quelque temps avant sa mort. J’ai plus lu Anne Hébert que l’auteure de Bonheur d’occasion, mais je me souviens que deux de ces livres plus récents m’avaient ému par leur humanisme : Ces enfants de ma vie et Fragiles Lumières de la terre. Quelle prose sobre au style si simple, à la musique si fine, comme « Les Petits riens » de Mozart. Quelle tendresse pour les gens ordinaires et les petites choses de la vie ! Pourquoi ne pas avoir poursuivi ce plaisir de lecture avec son autobiographie ? Je ne sais pas. Il y a de ces rencontres qui se laissent désirer. Je commençais la rédaction de ma thèse de doctorat à l’Université Laval sur la théopoésie de Patrice de La Tour du Pin. L’auteur de La Quête de joie prenait tout mon temps ; j’étais plongé jusqu’au cou dans les trois Jeux d’Une Somme de poésie.

Il y a des écrivains qui publient des livres sur leurs lectures, manière de saluer les auteurs qui les ont marqués. Très peu osent faire un ouvrage sur les livres jamais lus. Serait-ce un crime de lèse-lecture ? La liste serait aussi intéressante. Nous pouvons relire les livres aimés, mais que faire avec les jamais lus, sinon les attendre, et espérer qu’ils tiennent leurs promesses jusqu’au jour fatidique. « Le meilleur est à venir », disait-on chez les Nordiques de Québec. Et c’est arrivé, mais à Denver. Pour les livres, qu’on les lise ou non, il reste le désir, cette relation à l’autre, et l’espérance d’un possible enchantement. 

Si les grands crus sont meilleurs lorsqu’ils vieillissent, les bons livres ne perdent pas leur saveur lorsqu’on les boit plus tard. La maturité se trouve aussi du côté du lecteur. Parfois, le livre exige cette attente. Je n’ai jamais lu Proust, par exemple, mais j’ai lu Rilke, un cadeau de mon frère lorsque j’étais jeune novice à la Trappe d’Oka. Je n’ai pas lu Don Quichotte de Cervantès, et pourtant je porte une casquette à ce nom. Je n’ai jamais lu Joyce, mais la Bible. Je n’ai lu que des bribes de Balzac et d’Hugo, mais j’ai lu les Œuvres complètes de mystiques de la nuit comme Jean de la Croix et Thérèse de Lisieux. J’ai essayé de lire Lacan, mais je suis retourné aux Confessions d’Augustin. Je n’ai pas tout lu L’Odyssée d’Homère, mais j’ai relu Les Pensées de Pascal. Je n’ai pas lu Faulkner mais Kundera, pas voyagé non plus avec Stendhal mais avec Saint-Exupéry. Ce qui ne veut pas dire que je ne les lirai pas un jour. Et j’aime bien revenir aux poètes d’ici, ces aventuriers de l’esprit, que sont Brault, Dorion, Miron, Nelligan, Ouellette, et ceux d’ailleurs, sans oublier les essayistes du réel, comme Vadeboncoeur, où l’absence devient une forme supérieure de présence. 

Pourquoi lire tel livre et ne pas en lire un autre? Tout dépend des occasions, bien sûr, des affinités et du temps. Il y a ceux qui sont liés au travail, à la recherche, à l’écriture, ceux qui nous en évadent, ceux qui vous tombent dessus comme un fruit mûr. Telle L’écriture ou la vie de Jorge Semprun, œuvre de rédemption par la beauté, lue en France, et qui demeure jusqu’à ce jour un des livres qui m’a le plus bouleversé. La Détresse et l’Enchantement sera peut-être du lot. L’attente est élevée, la table est mise, à quand la noce ? 

J’ai environ trois mille livres dans ma bibliothèque, pas tous lus, mais quelques-uns ont été relus. Chacun attend son tour. J’ai le temps, puisqu’ils ne sont pas empruntés. Plus je lis, plus j’écris, et vice-versa. C’est un cercle vertueux. Quand je lis, je vois ; quand j’écris, j’entends. Dans les deux cas, je m’abandonne. Je me lasse aller en lisant, je rebrousse chemin en écrivant. Que de livres je ne lirai et n’écrirai pas ! Il y a tant d’opportunités ratées. Je pense à l’unique roman du poète russe Boris Pasternak, Le docteur Jivago, qui lui valut le prix Nobel en octobre 1958.

Ce n’est pas à l’école que j’entrai en contact avec cette œuvre, vous vous en doutez bien, mais par le long film épique de David Lean. Comment oublier la musique lacrymale de Maurice Jarre et sa célèbre Chanson de Lara, l’interprétation d’Omar Sharif et de ses deux flammes : Julie Christie et Géraldine Chaplin ? J’avais quatorze ans et d’un romantisme fou. Le film fit son effet. Il fallait que je lise Le docteur Jivago, mais où le trouver à Grand-Mère, petite ville de pâte et papier, où les pitounes (c’est dans le Petit Robert) ne se transformaient pas en livres. Mon père était mesureur de pitounes à la Consolidated-Bathurst. Comme dans beaucoup de maisons, il n’y avait que l’encyclopédie Grolier de la jeunesse en 14 volumes, achetée au début des années 60 d’un vendeur itinérant fort convaincant. Normand de Bellefeuille en a fait le sujet d’un beau texte « La mouche bleue du peddleur Grolier », dans son recueil de nouvelles Votre appel est important. 

Je courus jusqu’au bout de la ville, à la petite bibliothèque en pierre, près du fameux rocher. Le cœur me débattait à l’idée de passer une partie de l’été avec Le docteur Jivago. Mais il n’y avait pas de docteur à la biblio pour étancher ma soif. Je m’en retournai penaud à Bob Morane. Je me demande ce que cette lecture aurait changé dans ma vie, à un âge où tout s’imprègne par osmose. J’aurais découvert l’hiver russe et la révolution, la poésie et la passion, Iouri et Lara, au lieu de m’enliser dans la jungle avec un aventurier trop terre-à-terre. Je n’ai pas encore lu ce livre, que ma fille cadette vient tout juste de m’offrir, et je ressens ce manque comme un délice. Lorsqu’un jour je le lirai enfin, je pressens bien qu’un autre film réveillera de vaporeux souvenirs sur l’écran de ma puberté. 

Chapeau bas au cinéma, pour m’avoir suggéré de si belles lectures à différentes périodes de ma vie. Je pense au Procès de Kafka, au Nom de la rose d’Umberto Eco, au Seigneur des anneaux de Tolkien. Le cinéma est d’un support différent, je sais bien, et rares sont les films meilleurs que les livres. Rien ne vaut la magie du livre pour créer son propre cinéma, au-delà des images fugitives. Je l’expérimente avec les Harry Potter, achetés pour les enfants, mais que j’ai tous lus, et dont les films des premiers tomes ne sont pas à la hauteur des livres.

Me suis-je éloigné de mon propos? Je ne pense pas. Je disais que La Détresse et l’Enchantement m’avait visité dès sa parution, comme il arrive souvent pour d’autres livres. Je le retrouvai quinze ans plus tard dans un format pratique. Si le titre est la porte d’entrée d’un livre, la première de couverture en est le vestibule. Ici, c’est un portrait de Gabrielle Roy, peint par le maître de notre solitude, Jean-Paul Lemieux. Il avait réalisé en 1971 un ensemble de lithographies pour La Petite poule d'eau. Avec ce portrait, il a su percevoir la faim d’absolu qui taraudait la romancière. Elle ressemble à une métis des Caraïbes, assise royalement sur un trône de roches, les cheveux montés en chignon, les bras croisés. L’art méditatif de Lemieux se fait grave à travers le regard profond de la romancière, née dans l’Ouest, à Saint-Boniface. Elle tourne le dos à ce qui semble être le fleuve Saint-Laurent. Elle est seule, paisible et tranquille, les yeux perdus dans l’ombre d’un ailleurs, d’une blessure. Elle rayonne d’humanité, entre chagrin et ravissement, porteuse d’une compassion qu’elle a si souvent témoignée, du moins dans les livres que j’ai lus. 

Après le titre, la couverture, la quatrième de couverture, il y a le livre lui-même, la maison intérieure de l’écrivain. L’objet fait 500 pages, l’écriture est serrée, imprimée en petits caractères. Je ne résiste pas à lire la première phrase : « Quand donc ai-je pris conscience pour la première fois que j’étais dans mon pays, d’une espèce destinée à être traitée en inférieure ? » La suite m’ouvrirait certainement les pièces de cette question, mais j’arrête là, car je dois finir Partita pour Glenn Gould, un essai pathétique sur la vie comme forme d’art et l’art comme forme de vie, du philosophe Georges Leroux. Quelle joie tout de même de n’avoir pas lu tous les livres, ma chair en vibre de reconnaissance ! 

Il me vient en mémoire cette chanson de Daniel Lavoie : Je voudrais voir New York. Que l’auteur-compositeur-interprète, natif lui aussi du Manitoba, me pardonne si je paraphrase le deuxième couplet :

Je n’ai jamais lu les Œuvres romanesques de Bernanos, mais j’ai rêvé aux plaines du Graal
Je n’ai jamais lu Le docteur Jivago, comme une flûte qui hante ma tête
Je n’ai jamais lu La Détresse et l’Enchantement, mais y’a des Sahal dans ton souffle
Je n’ai jamais lu La Détresse et l’Enchantement

 

Jacques Gauthier, dans Nuit Blanche, no 112, 2008, p. 42-44.