Le blogue de Jacques Gauthier
Retour sur le film Des hommes et des dieux
Le 26 janvier 2018, le pape François autorisait la Congrégation pour les Causes des Saints à promulguer les décrets de béatification des 19 martyrs d’Algérie. Ce sont Mgr Pierre Claverie, les sept moines cisterciens de Tibhirine et onze autres religieux et religieuses. Ils seront béatifiés le 8 décembre 2018 au sanctuaire de Santa Cruz à Oran (Algérie). Ils ont été les témoins privilégiés du Christ en donnant leur vie par amour pour leurs frères et soeurs algériens.
Les moines de Tibhirine sont surtout connus du grand public par le beau film de Xavier Beauvois Des hommes et des dieux, que l'on peut voir sur Internet, DVD, et parfois à la télévison. Je vous partage un texte que j'avais écrit sur ce film pour l'ancienne émission C'est ça la vie du 24 février 2011 de Radio Canada.
Un souvenir personnel
Le 21 mai 1996, j’étais à l’abbaye cistercienne de Tamié, en Haute-Savoie, lorsque la nouvelle est tombée comme un coup de tonnerre. Les sept moines de Tibhirine, enlevés dans la nuit du 26 mars, avaient été assassinés. Deux venaient de Tamié : le plus jeune, Christophe, âgé de 45 ans, et Paul, arrivé en Algérie en 1989. Je devais prononcer une conférence sur les hymnes liturgiques du poète Patrice de La Tour du Pin. Quelle parole pouvait traduire le profond silence qui émanait du chœur de Tamié ? C’est avec beaucoup d’émotion que je commençai mon entretien par l’hymne de La Tour du Pin pour la Toussaint :
Comme ils étaient baptisés sous ton Nom,
Qu’ils l’ont porté jusqu’à mort et passion,
Il t’a suffi de t’appeler en eux
Pour qu’ils revivent ! Alléluia !
Le titre du film Des hommes et des dieux est tiré du psaume 81 (82) : « Vous êtes des dieux… Pourtant, vous mourrez comme des hommes ». Ce film d’une grande intériorité relate avec sobriété des parcours d’hommes libres. Il met en scène l’engagement fidèle des moines cisterciens envers le petit village de Tibhirine (mot qui signifie « jardin » en berbère) et surtout leur vie quotidienne au monastère, rythmée par le travail et la prière.
Pour avoir vécu quatre ans dans ma jeunesse à la Trappe d’Oka, je peux témoigner que la vie cistercienne est rendue avec justesse, même si l’aspect spirituel de cet engagement envers Dieu relève de l’indicible. Les comédiens sont tellement habités par le don de ces moines qu’ils deviennent eux-mêmes des passeurs, des témoins. Ils ont d’ailleurs vécu quelques semaines à Tamié avant le tournage pour s’imbiber de la vie monastique, s’initier aux us et coutumes de la communauté, apprendre les hymnes, former entre eux une fraternité.
On a parlé dans les médias français d’un grand film, d’une sorte de miracle, d’un instant de grâce qui nous marque. C’est vrai. Des hommes et des dieux nous conduit à une profondeur du cœur où les paroles et les silences sont des fenêtres qui ouvrent sur une authentique expérience spirituelle. Pas étonnant qu’il ait remporté plusieurs récompenses, dont le Grand prix du jury au festival de Cannes, et qu’il ait été acheté dans plus de 50 pays. En France seulement, il a dépassé les 3 millions de spectateurs.
Partir ou rester
Ces deux verbes constituent la trame du film. Ils creusent les motivations profondes de ces hommes de foi et de paix en quête de sens. La décision devient d’autant plus urgente que douze ouvriers croates sont égorgés à l’arme blanche, le 14 décembre 1993, à quatre kilomètres du monastère. Quelques jours plus tard, ils auraient dû célébrer Noël avec les cisterciens. À quelques reprises dans le film, le bruit des armes va rompre le silence. Alors, quoi faire, partir ou rester ?
Les trappistes sont des hommes libres et c’est au nom de la solidarité avec le peuple algérien que chacun va décider de rester. Partir serait renoncer à leurs valeurs, abandonner cette présence gratuite avec leurs amis musulmans de Tibhirine. Un villageois leur dira qu’ils sont la branche et eux les oiseaux : « Si vous partez, où allons-nous nous poser ? » Pourtant, ils ne sont pas des héros, ils ne se voient pas comme des martyrs, ils ont tout simplement à faire un choix, individuellement et communautairement. Comment aller au bout de la fidélité alors que leur existence est en danger ?
On sent bien dans quelle nuit de doute frère Christophe est plongé lorsqu’il supplie son Dieu. Dans une scène de grande tendresse, le prieur du monastère, Christian de Chergé, magnifiquement interprété par Lambert Wilson, lui rappelle qu’il a déjà donné sa vie à Dieu. « Ma vie, nul ne la prend, c’est moi qui la donne », avait dit Jésus avant sa Passion. Il avait aussi affirmé qu’il faut aimer ses ennemis, qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie et que si le grain de blé ne meurt il ne porte pas de fruit. Les moines ont sûrement médité ces paroles dans leurs oraisons de nuit pour répondre de nouveau à l’appel du Christ. Ils vont redonner leurs vies pour Dieu et pour leurs frères et sœurs en terre d’islam d’Algérie, qui est aussi la terre de saint Augustin.
Partir ou rester ? La réponse fera son chemin lentement, au rythme de chacun, car elle jaillit de ces profondeurs qui ébranlent tout l’être, là où la vraie foi s’enracine. Les trappistes vont se parler, sans grands discours, s’écouter, se mettre à la place de l’autre, partager leurs craintes et leur désarroi, leurs convictions et leurs hésitations. Ils vont s’attendre dans le respect de leur cheminement, prendre le temps de mûrir leur décision sans chercher à convaincre. Le miracle du film est de nous rendre témoins de cette attente, de ce travail de la grâce, dirait-on en théologie mystique, qui opère en eux un retournement intérieur dans l’ordinaire du réel quotidien. À la fin, ils arrivent tous à cette évidence de rester, aussi certaine que le soleil se lève chaque matin. Cette décision unanime du cœur ne les fera pas céder devant la violence du terrorisme. Dans notre société fortement individualiste, ce « oui » communautaire parle fort.
Dieu caché
Désormais, « un A-Dieu s’envisage », selon le titre du testament de Christian de Chergé, lu à la fin du film. Le martyre est envisagé lucidement, sans être recherché. Paradoxalement, une joie fleurit à l’ombre de leur croix acceptée, le mystère pascal est effleuré. Lors d’un souper, qui ressemble à une dernière Cène, frère Luc apporte deux bouteilles de vin et fait entendre à la communauté un enregistrement du Lac des Cygnes de Tchaïkovski. La caméra nous montre en gros plan des visages pacifiés, des regards embués de larmes, des sourires habités d’une force tranquille qui transfigure la faiblesse. Tout est dit. Cette scène porte la beauté profonde de l’être humain lorsque sa vulnérabilité est accueillie et offerte comme une grâce. Leur foi en l’homme s’enracine dans l’Évangile du Christ qui fait d’eux des hommes heureux malgré la mort qui rôde.
Que l’on soit croyant ou incroyant, ce film nous ramène à notre quête intérieure, à notre questionnement sur le sens de la vie et de la mort, à notre rapport avec soi-même et les autres, le temps et l’espace, Dieu caché. Il favorise une descente en soi, une communion spirituelle à la prière des moines, car nous sommes pétris de la même humanité. Il propose la voie du mystère au lieu de l’absurde, les attitudes de douceur et de respect face aux intégrismes des extrémistes.
Par exemple, jamais le prieur ne choisit entre ce qu’il appelle les « frères de la montagne », non les terroristes, et les « frères de la plaine », non les militaires. Pour lui, ce sont des frères. Il y a là un langage exigeant qui désigne l’autre en tant que personne et qui est à la base de tout dialogue interreligieux. Christian de Chergé avait déjà écrit que « le Verbe s’est fait frère ».
On le voit bien dans le film lorsque les « frères de la montagne » font irruption dans le monastère quelques heures avant Noël pour demander l’aide du médecin. Frère Christian refuse, car on n’entre pas dans le monastère avec des armes. Il cite au chef cette sourate qui dit que les chrétiens sont ceux qui sont les plus disposés à aimer les croyants : « C’est qu’il y a parmi eux des prêtres et des moines, et qu’ils ne s’enflent pas d’orgueil ». Le chef menaçant va alors serrer la main du prieur. La vie continue. Les moines retournent à la chapelle pour célébrer le mystère de Noël et accueillir l’Enfant-Dieu qui se présente à eux sans défense. Le prieur livre alors une belle catéchèse du mystère de l’Incarnation du Dieu caché qui prend naissance sous les traits de l’Enfant doux et humble.
Ce qu’ils ont à vivre de ce mystère de l’Incarnation, de leur naissance en Dieu, les moines le chantent plusieurs fois dans le film comme on le fait dans d’autres monastères, consacrant ainsi notre temps et notre monde. Ces hymnes repris ici et là comme une respiration, nous font entrer plus avant dans le don de ce Dieu qui est plus grand que notre cœur et qui est caché au creux du monde comme un feu.
Puisqu’il est avec nous
Pour ce temps de violence,
Ne rêvons pas qu’il est partout
Sauf où l’on meurt…
Pressons le pas,
Tournons vers lui notre patience,
Allons à l’homme des douleurs
Qui nous fait signe sur la croix!
Laissez passer l’homme libre
Ce film lumineux est un hymne à la liberté et à la fraternité. Sans vouloir faire la leçon à personne, sans essayer de convertir, sans imposer leurs croyances, les moines donnent une grande leçon d’humanisme en voulant aimer, en faisant le bien, en accueillant le quotidien comme un don de Dieu. Ils font de la religion un amour. On disait cela aussi de Charles de Foucauld, assassiné le 1er décembre 1916 devant son ermitage à Tamanrasset, au sud de l’Algérie. Une de ses dernières paroles aura été : « On n’aimera jamais assez ». Ce message résume toute sa vie comme celle des moines de Tibhirine. La contemplation de l’amour de Dieu fécondait leur action.
Ce don de soi est le fruit d’une liberté exercée avec lucidité. Le sens de notre mort dépend du sens que l’on donne à sa vie. Pour le médecin frère Luc, qui soigne gratuitement les gens depuis 50 ans, il n'y a pas de véritable amour de Dieu sans un consentement à la mort. Il le dit ouvertement dans un dialogue savoureux avec son prieur. On n’oubliera pas la bouleversante interprétation qu’en fait Michael Lonsdale. Avant de quitter la pièce, il regarde son prieur avec un air moqueur : « Laissez passer l’homme libre ». Cette parole clé du film en rappelle une autre : « Voici l’homme ».
Au dernier plan, les moines marchent péniblement en file indienne dans la neige, entourés de leurs ravisseurs, disparaissant avec eux dans le brouillard. Image intense comme la mort et lumineuse comme l’espérance que la directrice de photo Caroline Champetier a su montrer avec pudeur. Image tragique et sereine qui nous poursuit longtemps après ce film unique qui nous recentre sur l’essentiel : l’absolu de l’amour et la fraternité comme projet de vie.
Au déroulement du générique, on reste en silence. À la fin, une voix d’enfant crie : « Issa » (Jésus, en arabe). C’est peut-être le dernier mot que les moines ont prononcé avant de mourir. Ils nous laissent leur espérance et leur sourire.
Pour en savoir plus, mes livres: Saint Bernard de Clairvaux; Petit dictionnaire de Dieu; Les saints, ces fous admirables.
Voir également: http://www.moines-tibhirine.org/ouvertures/beatification.html
À propos de l'auteur
Marié et père de famille, poète et essayiste, son oeuvre comprend plus de 80 livres, parus au Québec et en Europe, et traduits en plusieurs langues. Il a enseigné vingt ans à l'Université Saint-Paul d'Ottawa. Il donne des conférences et retraites que l'on retrouve dans sa chaîne YouTube. Pour en savoir plus: Voir sa biographie.
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